La grève
Tout avait si bien commencé. Certes, il y avait cette panne informatique générale, mais pour la première fois dans notre cursus, nous avions un professeur humain. Il aurait mieux valu ne pas s’en réjouir : pourquoi, en effet, le profrobot n’était-il pas opérationnel ? Je comprenais qu’il ne nous fît pas cours par caméra numérique, et que l’écran qui permettait de le voir fût éteint. Mais pourquoi n’était-il pas venu en personne, dans ce cas ? C’est ce qu’il faisait, d’habitude. Et les autres ne comprenaient pas non plus, à en juger par les discussions animées qui fusaient alentour.
C’est alors que le professeur entra. Il débuta son cours en ces termes :
« Vous savez tous, je pense, qu’une panne s’est produite ; et bien, elle est due à un virus. Les profrobots étant entièrement informatisés, ils sont inutilisables en ce moment. »
L’agitation reprit de plus belle, et il dut lever la main pour ramener le calme.
« Étant donné la situation, j’assurerai le cours à la place de votre profrobot jusqu’à ce que tout soit revenu dans l’ordre. Bien. Passons aux choses sérieuses. Je crois que vous avez étudié l’histoire des universités jusqu’au XXème siècle ; c’est cela ? »
Un murmure presque inaudible lui répondit : « Oui. »
« Je vais faire un rappel, puis j’enchaînerai sur l’université aux XXème et XXIème siècles.
En principe, vous avez vu que l’université était née de l’école épiscopale à la fin du XIIème siècle en Europe. Trois modèles se développent : à Bologne, Oxford et Paris. Les villes importantes qui développent des universités au XIIIème siècle s’inspirent de ces modèles. Certaines, cependant, sont le fruit de scissions entre professeurs ou étudiants à l’intérieur d’une institution. En outre, le monde extérieur a parfois des répercussions négatives sur l’université, notamment au moment de la Réforme et de la Contre-réforme au XVIème siècle. Après la Révolution française, en 1793 pour être exact, toutes les universités de l’Ancien Régime sont supprimées, mais sous Napoléon, l’Université en tant qu’organisation nationale de l’enseignement est créée. En 1968 la loi d’orientation de l’enseignement pose les principes d’autonomie, de participation et de pluridisciplinarité. Nous en venons au sujet à traiter aujourd’hui.
Des questions sur ce rappel ?
– Oui, dis-je. Comment savez-vous où nous en sommes si le profrobot est en panne ?
– Ce n’est pas parce qu’il est infecté par un virus que je n’ai pas accès à sa mémoire, répondit le professeur avec un geste évasif.
– Et pourquoi les professeurs humains tels que vous ont-ils été remplacés par des robots ? Et puis, je voudrais aussi savoir pourquoi ils ne viennent pas dans lesamphithéâtres.
– Aujourd’hui, en 2650, on a recours aux profrobots parce que, contrairement aux humains, ils ne sont jamais fatigués. Quant à l’autre question, si vous les voyez sur cet écran, c’est parce qu’il y a un seul profrobot pour chaque discipline en France. Il fait son cours à tous les étudiants en même temps grâce aux caméras, et grâce aux caméras, il voit toutes ses classes. De plus, entretenir un profrobot coûte moins cher que payer plusieurs enseignants. Mais nous en parlerons plus en détail au prochain cours. Est-ce tout ? Bon. Je reprends. »
Après le cours, Charles, un de mes amis, m’aborda.
« J’ai quelque chose à te montrer, commença-t-il en sortant un carnet au pages jaunies et cornées.
– Mais… ça date du XXème siècle, ce genre d’objet ! m’exclamai-je, stupéfaite.
– Du début du XXIème, rectifia-t-il. De 2004 et 2005 plus exactement.
– Et… qu’est-ce que c’est ?
– Regarde. »
Il me tendit le carnet. Sur la couverture, on pouvait lire Impressions d’une étudiante (2004-2005). Je l’ouvris au hasard et je lus :
Lundi 11 octobre. Huit heures.
Je suis arrivée en avance. Dans les couloirs, il n’y a personne, ou presque, et les étudiants qui sont déjà là ont encore l’air endormis. Petit à petit, ils arrivent. Nous entrons dans l’amphithéâtre pour réserver notre place avant qu’il ne soit comble ; sans quoi, impossible de travailler efficacement. Je suis arrivée en retard, une fois, au début de l’année scolaire dernière ; il n’y avait plus une place libre, et j’ai dû m’asseoir par terre. Heureusement, bien vite, une partie des étudiants n’assiste plus aux cours et ceux qui continuent à venir ont de la place. Comme toujours, l’on bavarde, l’on se raconte les derniers films vus, les derniers livres lus, les dernières mésaventures vécues. L’on se plaint, l’on se vante, l’on plaisante, selon l’humeur ou l’état d’esprit. Le professeur entre et les conversations s’apaisent – en partie, du moins, car il y a toujours des impolis. La liste de présence passe, nous signons en face de nos noms.
Aujourd’hui, je dois présenter oralement le commentaire d’un extrait de Madame Bovary de Flaubert. Comme toujours, les autres ne prennent pas de notes et n’écoutent pas. Enfin, sauf quelques étudiants sérieux.
Je parle. Notre professeur note quelque chose sur ses feuilles, de temps en temps. Le silence règne. Je parle, j’ai la bouche sèche, je fatigue. Enfin j’en arrive à ma conclusion. Après avoir énuméré les ouvrages critiques qui m’ont aidé à construire mon explication de texte, je retourne à ma place. Le professeur commente mon travail. Ce n’est pas si mal, dans l’ensemble ; je crois que je vais avoir une bonne note… Oui ! J’ai eu 16/20 !
Soudain, Charles m’interrompit en poussant un cri de stupeur. « Mais qu’est-ce qui t’arrive ? » lançai-je, agacée. C’est alors que je le vis : un profrobot était là, dans le couloir, en chair et en os – enfin, en personne ; les robots étant constitués de fer, de circuits électroniques et de fils électriques, on ne peut pas dire que celui-ci était présent en chair et en os –, et il nous regardait avec incertitude. Aucune expression n’animait son visage d’acier, et pourtant il y avait bien de l’incertitude sur son visage. À moins qu’elle ne transparût dans son attitude : il se tenait debout, figé, et ses yeux allaient d’un visage à l’autre. Par ailleurs, qu’il fût capable de sentiment ne laissait pas de me surprendre : depuis quand les machines ressentaient-elles des émotions ? Prenant mon courage à deux mains, je m’approchai et lui demandai :
« Vous cherchez quelque chose, professeur ? »
Il me regarda sans répondre. Je m’apprêtais à répéter ma question quand, soudain, il ouvrit la bouche et dit :
« ERREUR>ÉTAT=GRÈVE
– Pardon ?laissai-je échapper, abasourdie.
– ERREUR>ÉTAT=GRÈVE, répéta-t-il.
– Grève ? Mais on nous a dit ce matin, en histoire de l’université, que les profrobots avaient été créés parce qu’ils ne faisaient pas grève, eux !
– ERREUR>ÉTAT=GRÈVE
– Ah, ça suffit, hein ? À ton avis, Charles, qu’est-ce que ça signifie ?
– Eh bien… À mon avis, c’est à cause du virus : quelqu’un a persuadé les ordinateurs que toutes les machines informatisées devaient cesser de travailler.
– Mais qui ? Qui pourrait vouloir une telle chose ?
– Demandons-le-lui, rétorqua l’étudiant en montrant le profrobot du doigt.
– D'accord. Professeur, qui vous a transmis ce virus ?
– ERREUR>ÉTAT=GRÈVE
– Oui, ça, je sais. Mais je veux savoir quelle en est la cause.
– REQUÊTE>CAUSE DU VIRUS ? ÉTAT=GRÈVE
– C’est vraiment une idée fixe, ronchonna Charles. Et puis, pourquoi parle-t-il de cette façon ? D’ordinaire, ils n’utilisent ce langage qu’entre eux et le reste du temps, ils communiquent comme vous et moi.
– Comment veux-tu que je le sache ?
– Attends, laisse-moi essayer. Qui a envoyé le virus ? Pourquoi ? Quand ? Et que nous cache-t-on ? demanda-t-il très vite.
L’androïde cligna des yeux comme s’il était pris au dépourvu. Il se gratta le crâne en un geste très humain. Enfin, il se mit à parler, sans cesser de cligner les yeux :
– REQUETE> CAUSE DU VIRUS ? MOMENT DE DECLENCHEMENT ? QUI L’A
ENVOYE ? = ?/CAUSE ? QUI ? QUAND ? QUAND ? QUAND ? »
Alors, clignant des yeux de plus en plus vite, répétant de plus en plus fort « QUAND ? », le profrobot se mit à dégager une fumée noire. Puis, soudain, plus rien. Les yeux s’éteignirent, la mâchoire retomba. Il s’immobilisa, la tête sur la poitrine, les bras ballants, puis s’écroula.
J’étais plutôt perplexe en rentrant chez moi. Je ne comprenais pas la réaction du professeur que nous avions prévenu quant au profrobot en panne. Il s’était empressé de l’emmener avant que d’autres étudiants ne l’aperçussent et nous avait fait promettre de ne jamais en parler. Charles avait bien protesté un peu et posé des questions – en vain, d’ailleurs –, mais nous avions promis. Je poussai un soupir. Allons, mieux valait ne plus y penser. Je repris donc le manuscrit de Charles :
Les examens. C’est fou ce que le temps passe vite à leur approche. J’ai l’impression qu’en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les jours de révisions passent, les cours de rattrapage s’éloignent, la porte de la salle d’examen s’ouvre. Avant l’examen, l’on parle, l’on s’inquiète, l’on se demande quel sera le sujet de l’épreuve. Après l’examen, l’on parle, l’on s’inquiète, l’on se demande quelle sera la note obtenue. Pendant l’examen, le silence règne en maître ; les étudiants en transe ont oublié leurs inquiétudes à la porte du monde interne dans lequel ils sont plongés si profondément qu’ils ne voient plus les autres. Puis, soudain, une voix les fait sursauter, les tirant de cette concentration profonde comme les abysses d’une mer sans fond : « Plus que trois quart d’heures ! » Et, à nouveau, ils s’enfoncent dans le royaume de la réflexion.
Ça n’avait pas beaucoup changé, selon moi. Je me souvenais des épreuves passées à l’issue de l’année dernière. La différence résidait en ce que nous utilisions des ordinateurs portables qui transcrivaient automatiquement ce que nous rédigions mentalement. Ces ordinateurs étaient fournis par le centre d’examen et ne contenaient rien, excepté le sujet de l’épreuve, afin qu’il fût impossible de tricher. Pour ce qui est de l’attente et de l’atmosphère, en revanche, c’était pareil.
L’angoisse aurait-elle cessé de nous étreindre ? Non, je ne pense pas. Elle est encore là, je crois. Elle rôde autour de chacun, prête à étreindre celui qui hésite ou qui ne se souvient plus, prête à envahir celle qui croit qu’elle n’a pas le temps de terminer sa dissertation, parce qu’elle a tant à écrire, tant d’idées à exprimer encore, et qu’il ne reste plus que… « Une demi-heure ! » lance la voix du Temps. Certains étudiants sont déjà partis, soit qu’ils aient achevé, soit qu’ils ne se souviennent de rien. Et le temps passe de plus en plus vite. « Un quart d’heure encore ! » dit la montre de l’étudiant. Et le temps passe encore, et le stylo court sur la copie. « Dix minutes ! » dit le surveillant. Le stylo semble ralentir. Et le temps passe. « Cinq minutes ! » Et passe…
J’ai fini. Je relis ma copie, la corrige, relis encore. « C’est terminé. Posez vos stylos et venez rendre vos copies. N’oubliez pas de signer la feuille de présence en sortant ».
La feuille de présence… Et dire qu’aujourd’hui, il suffisait d’entrer dans l’amphithéâtre pour qu’un détecteur enregistre notre présence sur l’ordinateur central. Du moins était-ce ainsi avant que le virus informatique ne se propage. Voilà que je me retrouvais, à cause de cet incident, projetée en 2005 (à quelques différences près) : notre professeur était humain ; il écrivait à la craie sur un tableau de verre ; nous étions contraints de prendre des notes à la main, et nous devions signer une liste de présence !
Je regardai pensivement ma montre. Dans une demi-heure, il me faudrait retourner au campus. Heureusement que les montres n’étaient pas informatisées, elles aussi. Sans quoi, personne n’arriverait à l’heure.
Allons, il allait falloir que je relise une dernière fois mon cours de linguistique. J’amorçai un mouvement vers mon ordinateur, quand je me souvins qu’il ne fonctionnait plus. Je pestai intérieurement. En vérité, l’ancienne méthode de prise de notes avait ses avantages. Au moins, en cas de panne informatique, il était toujours possible de revoir ses cours, alors que là…
Le professeur qui remplaçait le profrobot de linguistique se comportait de façon étrange. Il semblait inquiet, mal à l’aise, peu sûr de lui. Bien évidemment, il commença par évoquer le virus qui s’était propagé. Autrefois, nous dit-il, certains étudiants, collégiens ou lycéens se comportaient extrêmement mal envers leurs professeurs. C’est pour cette raison, poursuivit-il, que quand les profrobots furent créés, on ne les plaça pas directement dans la classe ou dans l’amphithéâtre. De plus, avec un seul profrobot par matière pour tout le pays, il était plus facile pour un étudiant de changer d’université en cas de déménagement, puisque l’enseignement était le même partout. Il enchaîna très vite avec le cours.
A la sortie, une surprise nous attendait. Pour une raison connue d’eux seuls, tous les profrobots étaient présents, silencieux, immobiles. Avec un ensemble parfait, par trois fois, ils déclamèrent « ERREUR>ÉTAT=GRÈVE » en clignant des yeux dans un nuage de fumée. Puis, ce fut le silence. Les profrobots s’éteignirent définitivement.
Le lendemain, les ordinateurs fonctionnaient de nouveau. Évidemment, le journaliste qui présentait les informations évoqua cet étrange virus parti aussi soudainement qu’il était venu.
« Finalement, disait-il, il y a eu plus de peur que de mal. Il semblerait que seuls les profrobots aient été gravement touchés. Le virus a été neutralisé à partir du moment où les profrobots se sont autodétruits, un peu comme s’ils avaient eu une conscience et qu’ils s’étaient sacrifiés pour sauver le monde informatique.
Craignant que les profrobots ne soient la source de nos récents ennuis, le gouvernement a décidé que des professeurs humains les remplaceraient dans les campus, pour la première fois depuis cinq siècles. Ces postes seront attribués aux meilleurs diplômés de chaque discipline traitée dans les universités. Toutefois, à l’imitation des profrobots, il n’y aura qu’un seul poste pour chaque discipline. Les étudiants assisteront à leurs cours grâce à leur ordinateur et n’auront plus besoin de se rendre à l’université, excepté pour passer leurs examens. »
Charles éteignit son ordinateur avec un petit rire.
« Comme si les profrobots étaient capables de créer un virus ! railla-t-il.
– Parce que tu sais qui l’a créé, peut-être ? ironisai-je.
– Bien sûr ! C’est moi. Je voulais créer un programme pour rendre les machines plus humaines et je me suis trompé. Mon ordinateur l’a envoyé partout avant que j’aie le temps de corriger.
– Mais, tu avais dit que tu ne savais pas ! Tu as menti ?! Et tu as joué la comédie, qui plus est !
– Je n’en suis pas fier, mais je ne tenais pas à ce que tout le monde sache ce que j’avais fait. Enfin, tout est fini, à présent. Les profrobots se sont sacrifiés pour la bonne cause. À mon avis, grâce à eux, le virus est neutralisé pour de bon. »
Dans une salle déserte, quelque part, un ordinateur était allumé. Sur son écran, des mots clignotaient : « AAATCHI ! ERREUR>ÉTAT=GRÈVE ».