La nuit de l'étrange (17)
Une fois arrivé au commissariat, après avoir déposé la terre prélevée la veille au laboratoire, Nils Legris se mit en quête de sa coéquipière. Il frappa à la porte de son bureau : pas de réponse. Pensant qu'elle avait prévu qu'il viendrait la voir mais qu'elle se refusait à lui parler, il se vida de toute pensée pour passer inaperçu, et actionna tout doucement la poignée de la porte. Elle n'était pas fermée à clé, et le bureau plongé dans l'obscurité était vide.
Qu'à cela ne tienne, l'inspecteur attendrait Angelica. Après tout, il était un peu en avance, ce matin-là, et il n'y avait presque personne dans les locaux. Il actionna l'interrupteur et referma le battant derrière lui, avant de promener un regard circulaire sur la petite pièce sans fenêtre. Les lieux étaient imprégnés de la présence de Mlle Da Luz : un tableau en trompe-l'œil donnait l'illusion d'une vue ensoleillée sur la rue ; en se penchant pour lire la signature de l'artiste, il discerna les initiales A.D.L. Un mince sourire vint éclore sur le visage ordinairement taciturne de l'homme. Cette jeune femme était décidément pleine de surprises, songea-t-il. Non seulement elle lui paraissait intelligente, mais à présent, il découvrait qu'elle peignait avec un réalisme surprenant. Il avait l'impression qu'en tendant la main, il traverserait la toile et sentirait sur sa peau la tiédeur du soleil des fins d'après-midi.
Sur le bureau bien ordonné d'Angelica, un classeur blanc portait la mention "Nuits de l'étrange". Nils s'approcha et le feuilleta : il s'agissait de clichés des lieux de crime - encore qu'il hésitât à les nommer encore ainsi, après ce qu'elle avait suggéré - et de réflexions, de notes personnelles sur l'affaire. Il n'alla pas jusqu'au bout, et tandis qu'il se demandait quand diable elle avait pris toutes ces photographies, il avisa un cadre sur son buerau, représentant la jeune femme en compagnie de sa famille et d'un jeune homme séduisant. Son regard s'attrista : il était évident qu'il n'avait aucune chance, lui, l'inspecteur balourd et pas trop beau, en comparaison de ce garçon-là.
Alors, sans pousser plus loin son exploration, il s'assit et tira de sa poche le recueil de poème de son suspect. Il l'ouvrit au hasard, et lut :
"Obscures étaient les ombres
Sous la lune noire
Comme des formes sombres
Sous les astres de moire
Se glissaient en silence
En un cercle maudit
Pour célébrer en transe
Le démon de minuit."
Il fronça le sourcil, son sens artistique rebuté par la piètre qualité du poème. Il ne voyait là que les élucubrations d'un homme se croyant ésotériste et artiste de talent - à tort. Il s'apprêtait à en lire davantage pour en avoir le coeur net, quand Angelica entra.
Quelque chose cogna dans sa poitrine tandis qu'il se levait comme un enfant pris en faute. Elle lui jeta un regard impénétrable, et attendit qu'il prenne la parole, silencieuse.