La nuit de l'étrange (22)
Partie II
Angelica posa son stylo sur la page raturée qui se trouvait devant elle et cligna des yeux. Réprimant un bâillement, elle consulta l'horloge à affichage numérique en forme de pyramide qui trônait sur son bureau : il était quatre heures du matin passées.
"Il est si tard..." murmura-t-elle.
S'étirant, la jeune femme tenta de mettre de l'ordre dans ses idées. Voyons, que pouvait-elle bien écrire encore ? Cette enquête policière était imparfaite mais semblait quand même prendre vie selon ses désirs.
Elle parcourut machinalement du regard la petite pièce à l'éclairage tamisé, tandis qu'elle goûtait le plaisir de la manipulation : son coéquipier et héros ne se doutait de rien - il n'en était pas capable, le pauvre -, de même que ses autres connaissances (ou devrait-elle les nommer ses "personnages" ?). Ceci dit, elle-même éprouvait parfois quelque difficulté à démêler l'influence de son imagination de la destinée réelle de cette petite ville. Par moment, Angelica devait bien le reconnaître, les événements lui échappaient : elle n'écrivait que du point de vue de Nils, après tout. Mais sans cela, elle ne comprendrait jamais ce qui était advenu au cours de leur enquête ; elle ne parviendrait pas à modifier ce qui s'était mal passer, ni à sauver Legris.
Le sauver... Autour d'elle, le local chaleureux s'estompa, laissant place à la scène qui la hantait en permanence depuis... depuis... ha ! elle était incapable de le formuler clairement... Bref... Elle se revoyait dans ce couloir souterrain à la voûte ovoïde, à peine éclairé de place en place ; elle se représentait de nouveau son avancée vers une large cave où se rassemblait un groupe persuadé d'accomplir une œuvre occulte ; et elle apercevait, comme alors, le tas de cadavres putrescents - corps ensanglantés et décharnés de chats sauvages à demi dévorés - avec, encore chaud, sur une sorte d'autel improvisé, Nils Legris, déjà roide et le regard tourné vers l'Au-delà... Angelica avait eu peur, elle sétait cachée, et avait attendu que le groupe sectaire, où elle reconnut tous les disparus qui défrayaient les journaux locaux , évacuent la salle sinistre.
C'est là qu'elle avait trouvé un journal pour le moins intriguant, où toute l'enquête était consignée, écrite du point de vue de l'inspecteur, et, à côté, ce stylo très curieux qui luisait sourdement. L'enquêtrice en herbe s'était emparée de l'un et l'autre avant de fuir, le cœur battant à tout rompre.
Elle avait pris connaissance du journal, avait ainsi découvert qu'écrire avec ce stylo semblait influencer la réalité, et elle avait décidé de réécrire les événements passés pour sauver son ami et collègue. Par sécurité, cependant, elle évitait de trop changer l'enquête, se contentant de placer dans sa propre bouche des mots propres à éclairer Legris quant à la piste à suivre ; car au départ, elle s'était avérée bien stupide, elle aussi, faisant fi de ce qu'on lui avait appris, suivant aveuglément son supérieur, dont le caractère l'avait séduite, et qu'elle avait suivi aveuglément sans réfléchir.
Secouant la tête, Angelica songea qu'il était quand même perturbant de se rendre compte que ses souvenirs changeait au fur et à mesure qu'elle écrivait, signe que le passé avait bel et bien été modifié. Voilà qui avait de quoi infliger une sérieuse migraine à n'importe qui !
Quoi qu'il en soit, elle avait tant écrit ce jour-là qu'elle en ressentait des crampes dans les doigts et le poignet. Ses yeux la piquaient, elle avait soif et son estomac criait famine. Seulement, il était bien trop tard - ou trop tôt ? - pour avaler quoi que ce fût, à part un peu d'eau.
Il ne lui restait plus qu'à se coucher et à prendre un peu de repos avant de reprendre cette tâche ardue, mais indispensable à son bonheur, indispensable à la survie de Legris, surtout...