La nuit de l'étrange (5)
Une fois la visite achevée, Nils Legris conduisit Angelica Da Luz à son bureau. Tous deux s'assirent, et l'inspecteur consulta sa montre.
"Bon, notre service s'achève dans une demi-heure. J'ai le temps de vous montrer la liste des suspects, et vous allez me dire ce que vous en pensez. Réfléchissez bien : si votre réponse... ta réponse, pardon, ne me satisfait pas, je demanderai au commissaire de te confier à quelqu'un d'autre."
La jeune recrue acquiesça avec un sourire ensoleillé. Si qui que ce soit d'autre avait affiché cette expression suite à un tel avertissement, l'inspecteur l'aurait pris pour de la bravade, mais elle... Il était impossible de se fâcher contre elle. Sans compter qu'il n'y avait absolument rien de moqueur dans son expression : c'était un sourire d'approbation.
"Hum, bien. Alors, voici les noms que j'ai pu relever dans les registres.
Il tira de sa poche le calepin qui ne le quittait jamais et le feuilleta jusqu'à trouver la bonne page.
- Je ne sais plus si je te l'ai dit, mais il y a cinq personnes dont l'arrivée coïncide avec le début des meurtres. La première, c'est vous. Maintenant que je sais que vous êtes une collègue, évidemment, vous êtes éliminée des suspects. Il en reste donc quatre.
Legris marqua un temps d'arrêt, se rendant compte que cette dernière information était inutile. Evidemment, la jeune femme était capable de faire cette conclusion par elle-même. Il se sentit stupide.
- Parmi ces quatre-là, deux sont en couple. Il s'agit d'un certain M. Elohim - 45 ans marié, sans enfants - et d'un dénommé M. Toulon - 32 ans, en concubinage et avec un fils. Les deux autres sont célibataires : il y a une femme divorcée, Mme Careda, 29 ans et un jeune homme seul, M. Dolmert, 24 ans. Ah, j'oubliais : tous sont fonctionnaires, donc inutile de regarder leur casier judiciaire : il est forcément vierge. Ils sont tous arrivés ici suite à une mutation. Alors, qu'en pensez-vous ?"
Le menton appuyé dans la main droite, accoudée au bureau, Angelica demeura un instant silencieuse, une petite moue de réflexion aux lèvres et le regard lointain.
"Ma foi... Avant de me prononcer, une question : parmi les couples, pourquoi mets-tu en doute les hommes uniquement ?
Nils ouvrit la bouche, la referma. Où voulait-elle en venir ?
- Je sais ce que tu penses : les victimes sont toutes des femmes, c'est cela ? et du coup, tu crois qu'il s'agit de l'oeuvre d'un malade obsédé ? questionna-t-elle avec douceur, ses yeux d'argent plantés dans ceux de l'inspecteur Legris.
- Hé bien... bafouilla-t-il, embarrassé.
- Mais, inspecteur, pourquoi ne s'agirait-il pas aussi d'une femme ? Une femme jalouse de la beauté des victimes, une femme dérangée qui croirait par exemple qu'en dévorant les cadavres de celles qu'elle voit comme des rivales, elle peut leur voler leurs charmes ? Ce n'est qu'un exemple, ne vous méprenez pas.
- Ceci dit, cela expliquerait la disparition des cadavres !
- Oui, mais... tu ne te concentres pas sur l'essentiel de mon message, Nils. Réflechis : tous les membres des familles suspectes - et j'ai bien dit tous - devraient être considérés comme le potentiel meurtrier. Il faudra donc tous les interroger, et connaître leur emploi du temps le soir des crimes. Et même moi, tu devrais m'interroger, en principe.
- Oh, mais vous... tu n'as pas l'étoffe d'une tueuse ! protesta son interlocuteur.
- Il y a encore cinq minutes, répondit-elle calmement, tu mettais encore en doute mes capacités à t'épauler. Et maintenant, je vois dans ton regard que ce n'est plus le cas. Les apparences sont parfois trompeuses, sais-tu.
Elle lui adressa un sourire éblouissant qui acheva de l'étourdir, puis elle se leva :
- Il est l'heure de rentrer chez soi. Je suppose que je te retrouve ici dès demain matin ?
- Heu... oui...
- Bien, alors à demain, Nils ! Et réfléchis à ce que je t'ai dit."
Elle sortit, et ce ne fut que quand le claquement de ses chaussures à petits talons eut totalement décru qu'il se rendit compte qu'elle avait pris le dessus dans leur collaboration. Non seulement elle n'avait pas fait part de ses éventuels soupçons sur l'un ou l'autre des suspects, mais encore elle lui avait montré que ses idées reçues avait peut-être failli le mener sur une fausse piste.
"Etrange fille, murmura-t-il. Si lumineuse, et pourtant difficile à cerner.."
Il n'avait plus qu'à rentrer chez lui et à poursuivre ses recherches en prenant en compte cette discussion.